Il est un lieu, dans mon Jura natal, méritant de figurer en tête de liste des épreuves de bizutage pour tout futur professionnel de la conservation en milieu muséal. Non pas car l’étudiant peut se dévoiler digne d’une telle punition – l’ampleur du plan d’études en conservation en est déjà une en soi – mais plutôt dans le but d’user de son génie conservatoire en conditions climatiques extrêmes, acquérant ainsi à la volée une montagne de trucs et astuces arrondissant gastrolâtrement les poches de sa blouse d’atelier. Bienvenue aux Genevez, Franches-Montagnes, Jura, Suisse, banque Raiffeisen, épicerie, boucher, restaurant, terrain de football, centre de thérapie pour conduites addictives, église la plus élevée du comté (j’en perds mes sources), et la plus ancienne ferme du canton depuis 1979 (le canton, pas la ferme), abritant le Musée rural jurassien.
J’y pose ma Caisse à outils le 7 mai 2019, à la suite du départ de ma prédécesseresse en mal de rigueur scientifique, sans l’ombre de bénévoles en mal de rigueur anarchique. J’y découvre un nouveau terrain de jeu, la prochaine victime de mon empirisme intempestif. C’est qu’il en cohabite, des espèces différentes sous ces milliers de bardeaux : Homo sapiens n’y pèse pas lourd dans la biomasse. L’une d’entre elles, Anobium punctatum, occupe une grande partie de nos activités de la belle saison. A la différence d’une pile de vaisselle sale traînant dans l’évier depuis un peu trop longtemps, les dégâts de notre colocataire sont discrets et sans odeur, on les remarquent à peine. D’abord un petit tas de sciure fraîche, ensuite un trou d’envol de 1.5 à 2 mm de diamètre. La discrétion décline lorsque ses juvéniles se plaisent au grignotage de la résistance mécanique des structures architecturales, avec à la clé un réseau interne de galeries débouchant sur une constellation de trous de sortie. Avocat du diable de rigueur, vous m’annoncerez que cette estimable demeure tient debout depuis des lustres, que les larves de vrillettes dégustaient déjà ses poutres lors de la bataille de Marignan. Certes, et je vous rétorque douloureusement que les conditions climatiques des 500 prochaines années conviendront bien mieux au développement du coléoptère qu’à votre abonnement de ski multi-stations. Mieux vaut prévenir que guérir, à défaut.
Un coin de pays joliment infesté.
Depuis quelques années, les bénévoles ont adopté le traitement curatif localisé à l’Arbezol special© de l’entreprise Bosshard, solvant polaire (1-Méthoxy-2-Propanol), dès l’apparition des premiers signes de l’indésirable colocataire. Mais depuis que le bicarbonate de sodium fait partie de ma vie, je n’ai pu m’empêcher de potasser une solution à moindre éco-toxicologie. Plus globalement, les arguments soulevés sont les suivants : Aucune littérature scientifique trouvée sur l’utilisation de ce produit ou composé similaire.
- Aucune ressource au sujet de son impact chimique sur la conservation du bois à court et long terme.
- Aucune ressource également, et pas des moindres, sur l’évolution de ce composé chimique dans le bois à long terme et son éventuelle toxicité envers l’humain. Sachant que ce traitement est effectué sur des éléments architecturaux encore en utilisation et sur les objets, et que les ressources humaines ne permettent pas la réalisation d’un système stricte de suivi des traitements, ce critère peut s’avérer décisif si l’on remarque des dommages chimiques sur le bois par la suite.
- Eco-toxicologie relativement faible pour l’humain et son environnement, mais nécessitant tout de même une petite formation et une supervision lors du traitement par les bénévoles, rechignant souvent à porter les pourtant si élégants EPI de rigueur.
- Une saison de traitement peut consommer jusqu’à 10 litres de ce solvant.
La Terre de diatomée est apparue assez rapidement lors de mes recherches sur les traitements naturels contre les insectes. Cette poudre est composée de diatomite, une roche siliceuse constituée de fossiles d’algues unicellulaires, les diatomées. Son intérêt ici se porte sur ses propriétés abrasive et absorbante. Au contact de la diatomite, une larve d’insecte séchera donc comme le public d’un festival en plein cagnard, tandis que l’enveloppe chitineuse de l’imago se verra flanquée de multiples micro (ou macro, à cette échelle ?) coupures. Assez rapidement, j’ai remarqué que les modalités d’emploi de ce produit pouvaient correspondre à celles de l’Arbezol special© en terme de traitement localisé des éléments architecturaux, d’autant que nous traitons principalement les foyers d’infestation des planchers. Pour les objets, le solvant reste encore de mise. J’empoigne donc mon pinceau-éventail à la recherche d’un petit tas de sciure fraîche.
La diatomite, ou terre de diatomées est extrêmement fine et pulvérulente.
La diatomite convient particulièrement bien au traitement localisé des parquets anciens : leur surface est accidentée ce qui permet à la poudre d’adhérer. Je remarque également avec étonnement que la poudre se glisse aisément dans les trous d’envol frais ou anciens, ce que la tension de surface de l’Arbezol special© ne permettait sans un certain effort. Un mois a passé depuis la réception au musée de l’énorme paquet de 20 kg de diatomite. J’ai depuis traité tous les foyers visibles; un atelier pratique pour les bénévoles dont les activités peuvent reprennent vie petit à petit est également prévu, afin de pérenniser la pratique si elle est s’avère fructueuse.
Foyer d’infestation frais, avant traitement.
Foyer d’infestation frais, après traitement.
Revenue sur les pas de mes premières interventions, un tas de sciure nouveau m’interpelle :
Tas de sciure fraîche apparut après l’application de diatomite.
Tant que la diatomite n’a pas atteint la galerie en construction, il faudra attendre la sortie de l’insecte à la surface avant le contact fatal. Cette situation m’a interrogée sur la portée curative de l’application de terre de diatomée : je me vis tout à coup devant créer un cercle de feu. La portée locale de l’application est donc encore en réflexion. Ces deux mois de mai et juin permettent d’effectuer les premiers tests. La première esquisse d’un bilan est donc la suivante : il est probable qu’un traitement localisé permette de suivre l’évolution d’une infestation, tandis qu’un traitement préventif nécessitera plutôt une application sur une plus grande surface du parquet. Opération que je n’agende pas encore, car encore en proie aux questionnements, dont les suivantes :
- La diatomite étant hygroscopique, quel est son impact dans le bois, même lors d’une utilisation ultra-localisée ? Y a-t-il des risques de tensions mécaniques ? Peut-on aisément imaginer le saupoudrage de l’entière surface d’une pièce ?
- Quel est l’impact de l’abrasion, bien qu’à un niveau microscopique, dans la structure du bois ?
- La terre de diatomées est extrêmement fine, pulvérulente et abrasive, ce qui n’est pas tout rose pour la santé : j’imagine qu’un produit dessicant, dans les muqueuses ou les voies respiratoires, à long terme, peut s’avérer problématique.
- J’imagine le scénario suivant : nous appliquons de la terre de diatomées sur toute la surface d’un pièce fréquemment infestée. Cette pièce est elle-même foulée régulièrement par les bénévoles et visiteurs. La poudre peut-elle se soulever aisément, est-elle volatile même chargée en humidité ?
- Il faudrait veiller à aspirer avant et après l’utilisation de la diatomite, afin de ne pas attirer d’autres insectes avec les restes des victimes. Qu’en est-il des victimes restées dans les galeries ?
La saison Ravageurs 2020 se tinte de blanc grâce à la terre de diatomées. A la fin de la saison, nous pourrons comparer les effets de la poudre dessicante à l’Arbezol special©, utilisé lui la saison dernière. Affaire à suivre, donc.
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